L’enfant du Luxembourg

Auch, mars 1924

  Hier, Dora, la mère de Jean Arnould a sorti de leur boite les tsaroukhs aux pompons rouges, lavé les bas de coton, repassé la chemise et la fustanelle aux larges plis et ce matin elle en a revêtu Jean puis elle a posé sur ses jolies boucles, en le faisant légèrement pencher sur le côté, le bonnet traditionnel des evzones.
   Aujourd’hui Jean est un soldat grec ! Et c’est sous cet aspect qu’il ira d’ici peu dans l’album de famille, où le rejoindront plus tard, si Dieu veut, d’autres petits Arnould ; ils y côtoieront, dans le même costume, les enfants de Léa, leurs cousins. Et tous ces soldats de quatre ans habitant Auch, Brest ou Paris porteront ainsi, à leur manière, le souvenir de la ville natale de leurs mères.

  Monsieur Clarac, le photographe d’Auch, a soulevé l’enfant si léger et il l’a posé sur un guéridon. Il a évasé les riches plis de la fustanelle.
«  » Ne remue pas tes jambes, mon grand. Tiens, croise-les ! Comme ça on verra aussi le pompon de ta jarretière. Il va au bal costumé, le petit ?  C’est quoi ce déguisement ?  » Dora répond, elle parle du costume, elle parle de la ville où elle est née, naguère turque, aujourd’hui grecque… Mais son accent n’est ni turc ni grec. C’et l’accent des Juifs espagnols ou portugais de la ville de Salonique. Courbé sous son drap noir monsieur Clarac écoute les échos assourdis de ce monde exotique. Et tandis qu’il procède aux ultimes réglages, lui revient l’image d’un camarade de classe d’autrefois ;  le père du petit, sûrement ; un vrai gascon de la Gascogne, lui, pourtant ! Sacré Arnould, partir faire la guerre dans les Dardanelles et revenir avec une demoiselle !
  L’enfant a donc posé sur le guéridon. L’éternité a fait clic. Elle a pris l’enfant pour elle et elle en a fait ce qu’elle a voulu. Elle a baigné l’enfant dans ses eaux mystérieuses, elles ont fait lentement leur oeuvre et le petit Jean de toujours est apparu.

Regardez-le maintenant, sur son guéridon.: les pieds de la table, à peine esquissés, ont disparu dans le brouillard.. La lumière ou les produits n’en ont pas voulu. : ils ont soulevé l’enfant, et l’enfant, sur son guéridon, n’est plus de cette terre. Regardez les petits tsaroukhs aux pompons flous ; qui les imaginerait claquant sur le sol ?  Voyez le blanc vaporeux des larges manches déployées de la petite chemise. Clic clac monsieur Clarac, cet enfant n’est pas fait pour marcher sur ce sol. Et pourtant il n’a pas décidé de s’absenter, cet enfant. Il ne flotte pas, il n’est pas ailleurs, il ne rêve pas. Il regarde quelque chose qui lui fait peur et sa petite main s’appuie sur son gilet aux gros boutons dorés comme sur le lieu d’une blessure.

                                                         
  Paris, 25 août 1964

  Dora Arnould a lavé et repassé sa plus belle robe, celle qu’elle ressort chaque année à la même date; elle a mis un chapeau, qu’elle a légèrement penché sur le côté. Elle a pris l’autobus et elle a gagné le boulevard Saint-Michel où, près de la petite porte du parc, un peu de famille et quelques officiels l’attendent.
  Clic clac une photo de presse. Et l’éternité saisit madame Arnould, fille de Jacob, mère de Jean, le dernier soldat mort pour la France le jour de la libération de Paris, dans le jardin du Luxembourg.

                                                                                                   

Michèle Vernant          Paris, août 1994