Le judéo-espagnol (2) par Haïm Vidal Sephiha

Djudyo (juif) désignait à la fois la langue (le judéo-espagnol vernaculaire) et le locuteur judéo-espagnol (le Judéo-Espagnol). Langue de fusion, assassinée et renaissante : le judéo-espagnol a connu un regain d’intérêt ces trente dernières années grâce à la littérature et à l’enseignement universitaire.

 Une langue de fusion

Le 31 mars 1492, les rois catholiques, Isabelle et Ferdinand décidaient d’expulser d’Espagne les Juifs qui refuseraient la conversion.  Près de 200 000 s’exilent vers le Portugal, le nord de l’Europe et tout le bassin méditerranéen. En général ils s’intégrèrent aux communautés juives existantes et adoptèrent leur langue au bout d’un certain temps. En revanche, dans le nord du Maroc et dans l’Empire ottoman alors en formation, ils maintinrent leur langue espagnole et l’imposèrent aux communautés juives antérieures, voire aux non-juifs qui s’en firent une langue véhiculaire indispensable dans les relations commerciales. • Evoluant en dehors de la péninsule, leur langue archaïsante fut bientôt considérée comme spécifiquement juive. D’où, plus tard, ce qualificatif de judéo-espagnol, retenu ici dans ses acceptations ethnique et linguistique. Djudyo (juif) désigna à la fois la langue (le judéo-espagnol vernaculaire) et le locuteur judéo-espagnol (le Judéo- Espagnol).

Langue de fusion, le judéo-espagnol est essentiellement du castillan du XVème siècle, teinté de régionalismes et d’arabismes hispaniques et, à partir de 1492, d’arabismes marocains, de turquismes, d’italianismes, de grécismes, de slavismes, etc. recueillis dans les pays-hôtes.

Le ladino ne se parle pas, c’est le produit de la traduction mot-à-mot des textes hébreux ou araméens bibliques ou liturgiques faite par les rabbins dans les écoles juives d’Espagne. C’est en ladino qu’est rédigée la fameuse Biblia de Ferrara (1553), inspiratrice de nombreuses bibles espagnoles chrétiennes.

 Une langue assassinée

En Grèce, on comptait 79 950 Juifs en 1940 mais seulement 10 371 en 1947. Plus de 50 000 Judéo-Espagnols avaient péri.

En Yougoslavie, ils étaient 71 000 en 1940 et seulement 14 000 rescapés en 1944, dont 8 000 furent autorisés à émigrer en Israël. 55 000 Judéo-Espagnols avaient péri.  En Roumanie, 15 000 Judéo-Espagnols au moins avaient péri.

En Bulgarie, ils étaient 40 000 en 1940 et 50 000 en 1947. Aucun Juif ne fut déporté grâce à l’action du peuple bulgare qui s’opposa farouchement à l’extermination de ses compatriotes juifs. En 1949, ils ne seront plus que 9 700, les autres ayant émigré en Israël où leur langue mélodieuse s’entend en particulier aujourd’hui dans les rues de Tel-Aviv et de Bat-Yam.  A ces victimes, il faut ajouter les Judéo-Espagnols émigrés en Europe où les surprit l’occupation nazie. 60 000 ont péri. Au total, grosso modo, 160 000 Judéo-Espagnols ont péri sur les 365 000 décomptés en 1925. Les Judéo-Espagnols du Maroc, eux, furent protégés mais quittèrent ce pays en masse lors de la décolonisation.

Les Judéo-Espagnols aujourd’hui

         Ils sont au nombre approximatif de 398 000 : Israël (300 000), Bulgarie (3000), Turquie (15 000), Maroc septentrional (3 000), New-York et Etats-Unis (15 000), Grèce (2000), France, Belgique et Angleterre (40 000). Ils sont presque tous bilingues, voire trilingues. En Israël, dernier réservoir des Judéo-Espagnols, l’hébraïsation bien compréhensible, fait également reculer le judéo-espagnol dont ne subsiste plus qu’une revue Aki Yerushalayim entièrement écrite en cette langue. En Turquie, l’hebdomadaire Shalom, n’a plus qu’une page en judéo-espagnol sur 6, 8 ou 10 en turc. Ce sont les deux survivants d’une presse jadis florissante et qui compta près de 300 titres.

Le judéo-espagnol à l’université

L’université à son tour s’en empare et les chaires de judéo-espagnol (langues, culture et civilisation) se multiplient dans le monde. La première a été créée à Paris à l’Ecole des Langues et Civilisations Orientales Vivantes en 1967. La Sorbonne (Institut d’Etudes Hispaniques) et l’Ecole Pratique des Hautes Etudes ont suivi. Il en fut de même dès 1972 à l’Université Libre de Bruxelles (Institut Martin Buber). Dans ces établissements où enseigne Haïm Vidal Sephiha, ont été dirigés plus de 400 travaux sur cette discipline que l’auteur appelle judéo-hispanologie.

Il en est de même dans les universités d’Espagne où l’Institut Arias Montano de Madrid, et ce depuis 1941, édite la revue Sefarad, qui est au judaïsme espagnol ce que la revue Al-Andalus est à l’islam espagnol. En Israël, après un certain rejet des langues de la diaspora, on a pris conscience des richesses linguistiques et culturelles du judéo-espagnol. A présent, cette discipline s’enseigne dans la plupart des universités.

Outre la langue, la littérature judéo-espagnole, et en particulier, le romancero judéo-espagnol, sollicite l’attention des spécialistes de la littérature espagnole tant dans les universités françaises qu’étrangères. En témoignent la toute récente Anthologie bilingue de la poésie espagnole de la Pléiade et la production d’innombrables disques de chants judéo-espagnols au cours des trois dernières décennies.

 

 L’avenir du judéo-espagnol

Il ne s’agit pas d’une d’agonie, mais de renaissance. C’est auprès des grands-parents que les enfants s’initient au judéo-espagnol et s’intéressent à leur passé. Il faut continuer de recueillir l’héritage des anciens. C’est dans ce but que se créent partout des ateliers judéo-espagnols. S’y attachent aussi des chercheurs de plus en plus nombreux.

 

 

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