Le judéo-espagnol par Haïm Vidal Séphiha, professeur émérite, université Sorbonne-Nouvelle

Les origines

Le 31 mars 1492, l’Espagne des trois religions (christianisme, islam, judaïsme) suivait l’exemple des autres nations européennes. Les Rois catholiques, Isabelle et Ferdinand, après la chute de Grenade, qui marquait la fin de la Reconquista, décidaient d’expulser les Juifs qui refuseraient la conversion. Près de 200 000 Juifs espagnols s’exilaient vers le Portugal, le nord de l’Europe et tout le bassin méditerranéen. Sefarad ou Sepharad était le nom hébreu de l’Espagne; Sefarades, Sepharades, Sefardim ou Sephardim était leur nom ethnique.

Migrations des Juifs espagnols

En général ils s’intégrèrent aux communautés juives existantes et adoptèrent leur langue au bout d’un certain temps. En revanche, dans le nord du Maroc et dans l’Empire ottoman alors en formation, ils maintinrent leur langue espagnole et l’imposèrent aux communautés juives antérieures, voire aux non-Juifs qui s’en firent une langue véhiculaire indispensable dans les relations commerciales.
Mais leur culture et leur langue allaient suivre un nouveau chemin. Evoluant en dehors de la péninsule, leur langue archaïsante fut bientôt considérée comme spécifiquement juive. D’où, plus tard, ce qualificatif de judéo- espagnol, retenu ici dans ses acceptations ethnique et linguistique.
1 Texte rédigé pour la brochure intitulée Yiddish et Judéo-Espagnol, un héritage européen publiée à l’initiative du Bureau Européen Pour Les Langues Moins Répandues et avec le soutien financier de la Communauté Européenne (1997).

Chacun sait qu’en 1492, les Juifs refusant de se convertir au catholicisme, furent expulsés d’Espagne. Ils se répandirent dans le bassin méditerranéen et conservèrent leur langue dans les communautés d’accueil où ils furent majoritaires. Tel fut le cas des territoires de l’ex-Empire ottoman, alors en formation, ainsi que ceux du Maroc, septentrional et, plus tard, d’Oranie, terre d’accueil vers 1850 des Judéo-Espagnols du Maroc. La langue emportée par ces Juifs était – à très peu de termes près – commune aux tenants des trois religions : Musulmans, Chrétiens et Juifs. Y domina surtout le castillan, alors langue de cour qu’Isabelle la Catholique imposait à son aragonais de mari. Il va de soi qu’elle possédait tous les traits de l’époque, ce qui me permet de dire à mes étudiants de philologie espagnole que je suis un musée vivant de la langue du XVe siècle. D’où l’absence de jota, ce son rude de l’espagnol moderne, ainsi que le maintien du son « z » dans meza (table), kaza (maison) etc., à côté de mesa et casa avec « s » dur en espagnol aujourd’hui. C’est cette langue que nos Juifs espagnols ont conservée de part et d’autre du bassin méditerranéen, langue qui après force emprunts au turc et aux langues du Moyen-Orient, donnera naissance, vers 1620, au judéo-espagnol vernaculaire ou djudezmo (judyo), alors espanyoliko ou espanyol muestro), alors qu’au Maroc, après force emprunts à l’arabe, elle engendrera un judéo-espagnol vernaculaire dénommé haketiya. Telles sont les variétés du judéo-espagnol vernaculaire parlé et écrit à la fois, enfant des parlers d’Espagne communs aux trois religions.
A côté de ces derniers existait déjà en Espagne une langue non parlée qui résultait de la traduction mot à mot faite par nos rabbins au Talmud Tora, à l’usage des enfants qui apprenaient l’hébreu. Ce qui donnait une langue qui se voulait le miroir fidèle de l’hébreu à travers l’espagnol, en quelque sorte de l’hébreu habillé d’espagnol et qu’on appela ladino, dans ma terminologie, du judéo-espagnol calque, qu’il ne faut pas confondre avec le judéo-espagnol vernaculaire ou djudezmo. Ce ladino est commun aux Juifs du Maroc et du Moyen-Orient, mais aussi à ceux, hispanophones ou
lusophones, de Hollande à travers la fameuse Bible de Ferrare de 1553, alors qu’ils ne parlent pas judéo-espagnol, tous bien sûr étant sefardim au sens étymologique du terme, car encore détenteurs d’une portion de la culture ibérique dont ils sont issus. En outre, à force d’être répété, ce ladino eut une fonction liturgique. D’où notre Haggadah de Pessah, qui commence ainsi : Este pan de le afrisyon ke komyeron muestros padres en tyerra de A’ifto…Este anyo aki, al el anyo el vinyen en tyerra de Israel, ijos forros…etc., et qui a bercé toute mon enfance. C’est dire que la littérature judéo-espagnole peut également être divisée en vernaculaire et calque.
En Europe (France, Angleterre, Belgique, Pays-Bas, etc.) avant la Seconde Guerre mondiale et peu après, leurs communautés se regroupaient encore sous le nom de Sef/phardim ou Sef/pharades, mais une dichotomie trop simpliste a divisé le judaïsme en deux branches. Par opposition aux Juifs achkenazes qui parlent yidiche ou judéo-allemand et en confondant rite et ethnie (alors que par exemple, les catholiques de rite romain ne sont pas nécessairement italiens!), on en est venu à appeler Séfarades tous ceux qui ne sont pas achkenazes, qu’ils parlent espagnol, arabe, iranien, grec ou tout autre langue acquise plus tard. C’est là le produit de mutations récentes: nouvelles migrations dues à la décolonisation. Ainsi en est-il des Juifs nord- africains de rite séfarade mais non d’ethnie séfarade. Le contenu a changé, mais l’étiquette s’est maintenue. En revanche les Juifs rhodiens installés au Congo/Zaïre, puis en Belgique sont bien des Judéo-Espagnols.
Ces hésitations et tergiversations nous ont fait résolument opter pour l’ethnonyme Judéo-Espagnols. C’est donc ainsi que nous appellerons tous les Juifs du Maroc septentrional et de l’ex-Empire ottoman, y compris leurs descendants aujourd’hui dispersés aux quatre coins de la terre. Ces derniers conservèrent l’espagnol de 1492, ou du moins le judéo-espagnol vernaculaire qui en est résulté. Nous y incluons ceux qui l’adoptèrent en s’intégrant à leurs communautés. C’est donc à eux, qui ont conservé si « miraculeusement » leur langue et leur culture pendant plus de quatre siècles, à leur devenir, à leur agonie lente au cours du démembrement de l’Empire ottoman, à leur mort brutale sous le rouleau compresseur du nazisme que seront consacrées ces pages.

Le Judéo-espagnol, langue de fusion et musée vivant de l’espagnol du XVe siècle

En 1492 donc, lors de leur expulsion d’Espagne, les Juifs emportèrent ce que le linguiste B. Pottier appelle les variétés de l’espagnol communes aux tenants des trois religions d’alors: le léonais, l’aragonais et surtout le castillan (la langue de la Cour). C’est là le substrat de ce qui allait devenir vers 1620 le judéo-espagnol vernaculaire, ou espanyol tout court, djudezmo, djudyo, djidyo (pour Edgard Morin), spanyolith (spanyolisch pour notre prix Nobel Elias Canetti) ou encore espanyoliko au Moyen- Orient, haketiya dans le Maroc septentrional, tetuani en Oranie, tous ces termes désignant le judéo-espagnol vernaculaire qui bien sur évoluera à son tour. Nous disons bien vers 1620, car ce n’est que petit à petit que les voyageurs espagnols péninsulaires ne reconnurent plus l’ancêtre de leur langue dans l’espagnol des descendants de leurs expulses et l’attribuèrent à la judéité de ceux-ci. De même, les Turcs musulmans ne connaissant l’espagnol que par la minorité juive l’appelèrent yahudije (en turc, « juif » se dit yahudice). Ainsi, par un contresens de l’histoire, leur langue devint leur identificateur. Djudyo (juif) désigna à la fois la langue (pour nous le judéo-espagnol vernaculaire) et le locuteur judéo-espagnol (le Judéo- Espagnol), tout comme ce fut le cas pour le yidiche (all. Jüdisch, juif) et les Achkénazes. Par un semblable contresens on aurait probablement attribué une langue judéo-française aux Français du Canada s’ils avaient été Juifs! C’est absurde et pourtant le glossonyme de judéo-espagnol s’imposa. Langue de fusion, le judéo-espagnol est essentiellement du castillan du XVe siècle, teinté de régionalismes et d’arabismes hispaniques et, à partir de 1492, d’arabismes marocains, de turquismes, d’italianismes, de grécismes, de slavismes, etc. recueillis dans les pays-hôtes. Plus tard, avec la création en 1860 des écoles de l’Alliance Israélite Universelle, la langue sera prise d’une gallomanie galopante, au point qu’en naîtra un nouvel état de langue que nous appellerons judéo-fragnol.
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Problématique du judéo-espagnol

Le ladino ne se parle pas, c’est le produit de la traduction mot à mot des textes hébreux ou araméens bibliques ou liturgiques faite par les rabbins dans les écoles juives d’Espagne. Traduction où, à un mot hébreu ou araméen déterminé, correspondait toujours le même mot espagnol à moins que ne s’y opposassent des considérations exégétiques. Bref, le ladino n’est autre que de l’hébreu vêtu d’espagnol ou de l’espagnol à syntaxe sémitique. C’est en ladino qu’est rédigée la fameuse Biblia de Ferrara (1553) inspiratrice de nombreuses bibles espagnoles chrétiennes.
Quant à la langue parlée, le djudezmo (judéo-espagnol vernaculaire), aux différences phonétiques, morphologiques et syntaxiques près, déjà évoquées plus haut (très rares, surtout dans les romances et les proverbes), il ne diffère pas tellement de l’espagnol péninsulaire alors que le ladino est comme un miroir fidèle des langues sacrées (hébreu et araméen) ce qui le rend semi-sacré.

Graphie

En Espagne on eut recours aux deux alphabets, latin et hébreu. Le ladino de la Biblia de Ferrara sera écrit en caractères latins, style gothique car destinée aux marranes d’Espagne qui revenaient au judaïsme et ignoraient tout de l’hébreu. Bientôt, en Turquie, vers 1928, sur l’ordre du nouveau pouvoir républicain de Mustapha Kemal Pacha, l’écriture latine se substituera à l’écriture hébraïque. Cependant, longtemps encore, les anciens utiliseront le solitreo, écriture hébraïque manuscrite, qui leur servira de graphie clandestine dans les camps d’internement.
Aujourd’hui, les Judéo-Espagnols écrivent leur langue selon les normes graphiques de leurs pays. Nous adoptons pour notre part, la graphie francocentriste de l’Association Vidas Largas de Paris, association pour la défense et la promotion de la langue et de la culture judéo-espagnole.
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Le sort des Judéo-Espagnols – Démembrement de l’Empire ottoman

A partir de 1699, avec le détachement de la Hongrie et de la Transylvanie, commence le lent démembrement de l’Empire ottoman, qui ne prendra fin qu’avec Ataturk en 1923. A ce grignotage systématique, concourent mille intérêts particuliers, tant des vizirs, pachas et partisans des nationalités en éveil, que des grandes puissances faisant et défaisant leurs alliances, Autriche-Hongrie, Russie, France, Angleterre, mais aussi les nations récemment unifiées, l’Allemagne et l’Italie. Les millets, minorités (Grecs, Arméniens, Juifs, etc.) de cette véritable république des nations, seront courtisés par les Occidentaux. Chaque état y créait ses écoles. C’est ainsi que nos Judéo-Espagnols tant du Levant que du Maroc commencèrent à émigrer vers l’Europe et les Amériques dès la fin du XIXe siècle, les vagues allant s’amplifiant jusqu’en 1939, et au-delà pour le Maroc.

L’unité perdue

Au bloc ottoman correspondait un bloc judéo-espagnol uni, dont les villes de Salonique, Kavalla, Andrinople, Constantinople, Smyrne, Sofia, Sarajevo, Jérusalem, Safed, Alexandrie, le Caire, etc., étaient les phares. Rabbins et conseillers étaient sollicités par l’ensemble du monde séfarade: Amsterdam, Rotterdam, Anvers, Bruxelles, Paris, Corfou, Londres, Venise, Milan, Livourne, Hambourg, Altona, Buenos Aires, Mexico, New-York, Miami, Santiago du Chili, etc. Le démembrement désintégrera ce bloc. Le judaïsme espagnol aura perdu son ciment. Nos Judéo-Espagnols reprirent les chemins de l’exil. Dans leurs nouvelles terres d’accueil, fidèles à leur langue, ils reconstituèrent des communautés religieuses et ethniques. Une revue internationale Le judaïsme séphardi leur servait de lien. En 1948, aux Etats-Unis, le dernier journal judéo-espagnol en caractères hébreux, La Vara, cessa de paraître.

La Choa (le génocide), 1939-1940 – Une langue assassinée

Mais la guerre et la Choa (le génocide) allaient bientôt les décimer:
• En Grèce, on comptait 79 950 juifs en 1940 mais seulement 10 371
en 1947. Plus de 50 000 Judéo-Espagnols avaient péri.
• En Yougoslavie, ils étaient 71 000 en 1940 et seulement 14 000 rescapés en 1944, dont 8 000 furent autorisés à émigrer en Israël. 55
000 Judéo-Espagnols avaient péri.
• En Roumanie, 15 000 Judéo-Espagnols au moins avaient péri.
• En Bulgarie, ils étaient 40 000 en 1940 et 50 000 en 1947. Aucun
Juif ne fut déporté, grâce à l’action du peuple bulgare qui s’opposa farouchement à l’extermination de ses compatriotes juifs. En 1949, ils ne seront plus que 9 700, les autres ayant émigré en Israël où leur langue mélodieuse s’entend en particulier aujourd’hui dans les rues de Tel-Aviv et de Bat-Yam.
A ces victimes, il faut ajouter les Judéo-Espagnols émigrés en Europe, où les surprit l’occupation nazie. 60 000 avaient péri. Au total, grosso modo, 160 000 Judéo-Espagnols avaient péri sur les 365 000 décomptés en 1925. Les Judéo-Espagnols du Maroc eux, furent protégés mais quittèrent ce pays en masse lors de la décolonisation.

Les Judéo-Espagnols aujourd’hui

Ils sont au nombre nécessairement approximatif de 398 000: Israël: 300 000, – Bulgarie: 3000, – Turquie: 15 000, – Maroc septentrional: 3 000, – New-York et Etats-Unis: 15 000, -Grèce: 2000, -France, Belgique et Angleterre: 40 000.
Il faut abonder dans ce sens, car si le nombre de ceux qui se réclament de la Judéo-hispanité est très probablement plus élevé (songeons aux Juifs des pays latino-américains, le nombre de ceux qui parlent encore leur langue d’origine va diminuant à grande allure. En outre, tous ou presque sont bi, voire trilingues. En Israël, dernier réservoir des Judéo-Espagnols, l’hébraïsation, bien compréhensible, fait également reculer le judéo- espagnol dont ne subsiste plus qu’une revue Aki Yerushalayim entièrement écrite en cette langue et qui recueille toute la nostalgie judéo-espagnole du monde. En Turquie, l’hebdomadaire Shalom, n’a plus qu’une page en judéo-espagnol sur 6, 8 ou 10 en turc. Ce sont les deux survivants d’une presse jadis florissante et qui compta près de 300 titres.

Associations, revues et périodiques

• Association et revue Vidas Largas, pour la défense et la promotion de la langue et de la culture judéo-espagnoles: 37, rue Esquirol – 75 013 Paris. Cette association a trois filiales: Marseille, Lyon et Genève.
• France Mabatt, Association des Judéo-Espagnols originaires du nord du Maroc: c/o J. Pimienta, 128, rue Legendre – 75 017 Paris.
• Nouvelles de l’Institut d’Etudes du Judaïsme, U.L.B., Bruxelles.
Los Muestros, La boz de los Sefaradim – La voix des Sépharades –
The Sephardic Voice: 66, avenue de Messidor – 1180 Bruxelles.
• Sefarad, Institut Arias Montano: CSIC, Medinaceli, 4 – Madrid 14.
• Annual (Godichnik): Organisation sociale et culturelle des Juifs de
Bulgarie: 50 boulevard Stamboliisky – Sofia.
• Erencia (Etats-Unis).
Aki Yerushalayim, Jérusalem -uniquement en judéo-espagnol-
P.O.B. 1082 – Jérusalem.
Shalom, Istanbul, hebdomadaire en turc, 1/6 en judéo-espagnol.
• Jevrejski Pregled, Fédération des communautés juives de
Yougoslavie: Ul. 7 jula, 71a post, fah 881- Belgrade.
• Communauté Israélite de Thessalonique: 24, rue Tsimiski –
Thessaloniki.
• World Sephardi Federation: 67/8, Hatton Garden – London. •

Bibliographie

• BUSSE, W., Hommage à Haïm Vidal Sephiha, in Sephardica, Peter Lang, Bibliographie exhaustive de H.V. Sephiha, pp. 21-63. 1996.
• DIAZ-MAS, P., Los Sefardies, Historia, lengua y cultura. Riopiedras Ediciones. 1986.
• KOEN-SARANO, M., Kuentos del folklor de la famiya djudeo- espanyola, judéo-espagnol/hébreu. Ed. Kana, Jérusalem 1986.
• HASSAN, J.M. & ROMERO, E. (ed), Actas del Primer Simposio de Estudios Sefardies. C.S.I.C., Madrid 1970.
• LEROY, B., L’Aventure séfarade, de la péninsule ibérique à la diaspora. Albin Michel, Paris 1986.
• RENARD, R., Sepharad. Annales de l’Université de Mons, Mons 1966.
• SACHAR, H.M., Adios Espana, Historia de los Sefardies. Thassalia 1995.
• SEPHIHA, H.V., L’agonie des Judéo-Espagnols. Ed. Entente, « Minorités » collection, Paris 1977, 1979 et 1991. (On trouvera un chapitre sur la presse judéo-espagnole.).
• SEPHIHA, H.V., Le judéo-espagnol. Ed. Entente, « Langues en péril » collection, Paris 1986.
• SEPHIHA, H.V., Contes judéo-espagnols – Du miel au fiel. Translated and presented by H.V. S,phiha. Ed. Bibliophane, Paris 1992.
Contact pour obtenir une bibliographie plus complète ainsi qu’une discographie et une vidéographie:
Association VIDAS LARGAS 37, rue Esquirol F-75 013 Paris
Institut Sépharade Européen avenue de Messidor 66 B-1180 Bruxelles e- mail: moise.rahmani@sefarad.org

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