Quand, dans les galions lourds d’une triste
charge,
Les éternels proscrits erraient de mers en mers
Et demandaient asile avec des cris amers,
Les peuples, les voyant passer, criaient: Au
large!
Car, ces proscrits c’étaient les membres mutilés
D’un peuple que l’horreur en tous lieux
accompagne;
C’étaient des Juifs; c’étaient les Juifs chassés
d’Espagne…
Malheur! L’Espagne avait chassé des exilés…
Oh ! ce qu’elle avait fait à ce peuple rebelle,
Aux enfants dispersés du grand peuple vaincu!
Opères! À Titus n’aviez-vous survécu
Que pour tomber aux mains des prêtres
d’Isabelle?
Mais elle avait alors épuisé les tortures
Et les inquisiteurs s’y étaient trop complus.
Que vous dirais-je, enfin, les Juifs n’amusaient
plus…
À quoi bon désormais ces tristes créatures?
Qu’en faire? Fallait-il les envoyer mourir
Alors que ce spectacle avait blasé ta foule?
Et les Torquemada pensaient sous leur cagoule:
Ils ont assez souffert, devons-nous les souffrir?
– Allez-vous-en ! Prenez vos soeurs! Prenez vos
femmes!
Reprenez vos captifs: nos toros sont meilleurs.
Dehors! Allez vous faire écarteler ailleurs.
Vous nous avez blasés: vous êtes des infâmes…
Hors d’ici ceux que rien, rien ne fait plus gémir,
Ceux, qui sans hurlements endurent les
supplices,
Ceux, dont l’auto-da-fé ne fait plus nos délices;
Hors d’ici ceux, dont l’oeil serein nous fait
frémir…
Qu’ils s’en aillent! Allons, voici que le flot
monte…
Ne comprenez-vous pas que nos lâches affronts
Des palmes des martyrs auréolent leurs fronts,
Et que nous pourrions, nous, en avoir de la
honte ?…
Et les Juifs dirent: Soit! Brisons nos vils
barreaux.
Partons, mais comme un jour d’Égypte nous
parûmes:
La tête haute! Et nous les fatales victimes,
Calmes, faisons baisser les yeux à nos
bourreaux…
Tempête! L’ouragan siffle dans la mâture;
Les pilotes, songeurs, ont froncé le sourcil ;
Et les sombres vaisseaux voguent à l’aventure,
Cherchant sans la trouver la route de l’exil.
Ils vont, mettant le cap sur des horizons vagues.
Qui leur dira « Salut ! » puisqu’ils ont dit
« Adieu » ?
Inconnus sur la terre et perdus sur les vagues,
Désespérés de tout, n’ont-ils d’espoir qu’en
Dieu?
Oui, Dieu leur a laissé cette force dans l’âme:
L’espérance! Ils en ont la lueur dans les yeux.
Aujourd’hui sur les flots, comme hier dans les
flammes,
Ils méprisent la mort ayant l’espoir des cieux.
Leurs rabbins leur ont dit: espérance! Espérance!
C’est, pour atteindre au port, ce souffle qu’il
nous faut.
Là, plus de tourmenteurs, jamais plus de
souffrance ;
Enfants, là, plus de mort, car, le port c’est
là-haut…
Et dans les galions perdus dans la tempête,
o miracle! On n’entend ni plaintes ni sanglots
Israël, pour mourir, a relevé la tête,
Et serein, il attend que s’entrouvrent les flots…
Mais Dieu, qui les a mis à la plus rude épreuve,
Dit: C’est assez, vivez à quoi bon le trépas ?
De votre grande foi, j’ai la plus grande preuve.
Vous qui sauriez mourir, non, vous ne mourrez
pas.
Vous qui criez mon nom en souffrant le martyre,
Vous qui m’avez servi, puis-je vous oublier?
Non! Jamais d’entre vous, Iahvé ne se retire.
Me voici, vous montrant le port hospitalier.
Allez, fils d’Israël, c’est moi qui vous seconde.
Là-bas, à l’Orient est un pays vainqueur :
Le ciel en est clément, la terre en est féconde;
Celui qui le gouverne a mon nom dans le coeur.
Là, tous, l’humble et le faible ont place à ]a
lumière:
Là, le bon et le juste ont toujours le dessus.
Allez vers le palais, allez vers la chaumière,
Si c’est au nom de Dieu, vous y serez reçus.
Le voilà! Le voilà! L’Orient s’illumine!
Le port est là ! Stamboul au loin est tout vermeil.
Vers la cité puissante, Israël s’achemine
Et ses hymnes de grâce éclatent au soleil.
Et lorsque ceux qu’hier tout paraissait maudire
Entrèrent dans Stamboul, misérables et nus,
Pour la première fois on put entendre dire:
« Vous êtes des proscrits, soyez les bienvenus. »
Texte cité par Abraham Galanté, in Turcs et juifs, études d’histoire politique, Istanbul, 1932.